Dans la cave, maman a retrouvé le squelette d'un livre de Jean-Pierre Coffe. On ne l'avait plus ouvert depuis quatre ans.

C'est la première fois que je vois un squelette de livre. C'est très impressionnant. Il n'y a plus de peau, il ne reste que l'arête.

Comment savait-on que c'était ce livre-là ?

Maman a dit qu'elle l'avait posé là, en se promettant de l'ouvrir régulièrement. Et elle ne l'a pas fait.

Elle s'en veut.

J'avoue que la mort de POB me plombe. J'ai ressorti tous ses albums et j'essaie de comprendre.

Y avait-il des signes ?

Dans Petit Ours Brun va à la Sécu, on dirait qu'il est plus ombrageux. Mais c'est peut-être la file d'attente...

Petit Ours Brun s'est donné la mort hier.

Ils l'ont annoncé à la télé.

François Hollande s'est fendu d'un vibrant hommage : "Je veux ici témoigner de notre immense tristesse. Je pense évidemment aux parents, qui avaient su, en dépit de leur apparence peu commune, faire construire un joli pavillon en banlieue et apprendre notre langage. Je veux également rendre hommage à tous ceux qui ont rendu les aventures de Petit Ours Brun possibles."

J'avoue que la nouvelle m'a bien secoué.

Petit Ours Brun était sorti de ses livres depuis bien longtemps. Et il était entré dans nos vies.

Avec qui vais-je pouvoir me quereller à présent ?

L'enterrement est prévu dans trois jours. Je m'y rendrai.

Ce matin, à la crèche, j'ai organisé une sorte de mini-symposium sur la préséance des toponymes dans la géographie française. Ca me sortait un peu de la littérature.

L'un de mes camarades m'a conseillé la lecture d'une excellente carte IGN relative au secteur de Maintenon.

On y signale que Madame de possédait un lac secret, jamais mentionné ailleurs. Même pas sur Google Maps.

La roborative conversation a été interrompue par Nathalie, la directrice de la crèche : "On va faire vroum-vroum dehors, vous venez ?"

Ok, Nath.

Aujourd'hui, La femme gelée d'Annie Ernaux a dansé un tango argentin avec le Guide Bleu d'Auvergne. Sous mes yeux !

"Le livre est décidément le produit d'un autre "moi"". Je ne sais pas si en société Annie Ernaux oserait danser la bourrée auvergnate. Je sais en revanche que ses ouvrages sont prêts à le faire.

Mon père m'a dit d'arrêter le Kiri bâton, ça donne des hallucinations.

"Tu comprends, les récits sont doués d'une vie, certes. Mais ce que tu me racontes dépasse un peu l'entendement !".

Pourtant, je certifie que c'est vrai !

Lorsque, marchant sur les traces des deux grands Jean (Amadou et Roucas), je déciderai d'oeuvrer dans l'humour artisanal, je proposerai un florilège de mes plus belles saillies sous la forme d'un opuscule, moins cher qu'un kilo de beurre.

Sur mon docteur (De Badereau) : "le docteur de Badereau beau" (ce jour-là j'étais fatigué)

Sur le paon : d'Avignon, c'est mieux (c'était le même jour que la blague précédente).

Bon, j'avoue, mon humour est encore limité. Mais laissez-moi le temps de grandir et vous verrez !

Dans quelques mois, je rentre à la maternelle. 

J'espère qu'ils ont prévu un CDI assez grand parce que je vais les dévaliser, moi.

Mon père m'a dit qu'il n'y avait pas de CDI en maternelle.

Ca s'annonce bien...

Maman lit Annie Ernaux. Ca a l'air de la déprimer.

"Normal, dit papa. J'ai essayé à Noël. Je n'ai pas repris de dinde".

A présent, tous se tiennent bien sagement : les ouvrages qui avaient eu la velléité de bouger ont tous été jetés. Un tiers de ma chambre y est passé. Mais au moins je suis tranquille. Mes nuits sont plus sereines. Je n'en parlais pas, mais pendant des semaines, j'ai entendu d'étranges conversations nocturnes où Rodolphe, tenant la main de Petit Ours Brun (le faux), lui enjoignait de se confier à Gervaise. Quelle tambouille !

Aujourd'hui, au moins, tout le monde est à sa place ! Sagement confinées dans leurs pages, les histoires ne bougeront plus.

"Dans deux ans, il faudra recommencer", m'a dit papa. "J'ai eu le même problème à ton âge. Les livres ont une vie."

Papa a fait le tri entre les livres qui lui paraissaient vivants, les livres totalement inertes et ceux dont il sentait les pages frémir.

"Tu seras tranquille pour deux ans ! C'est à peu près le délai qu'il faut prévoir. Mais je t'expliquerai un jour."